Mon passé explique en partie mon présent. Native de la Côte-Nord, au Québec, j’aime la mer – à cet endroit, le fleuve Saint-Laurent est si large que la rive sud échappe au regard, son eau goûte le sel, ses vagues vont et viennent au rythme des marées. Si je vous parlais de mon coin de pays exposé aux vents et aux embruns, vous comprendriez pourquoi encore aujourd’hui j’aime les promenades sur la plage, la salade de crevettes et les villages pêcheurs disséminés sur la côte.
En théâtre, c’est un peu la même chose. Un personnage, même fictif, a un passé. S’il est tel qu’il est aujourd’hui (c’est-à-dire dans le texte de la pièce), c’est que certains événements l’ont, en quelque sorte, façonné. Une mère de famille épuisée, un professeur distrait, un adolescent en révolte, un athée cynique, une missionnaire compatissante… Logiquement, ces gens ont une histoire derrière eux.
Pour bien comprendre le présent de son personnage, il faut, en quelque sorte, reconstituer son passé. Mais comment faire? Je vous propose un exercice courant en théâtre, que j’appelle ici « La bio du personnage : cinq sens ».
La puissance des sens
Pourquoi utiliser les cinq sens – à savoir le goût, l’ouïe, le toucher, l’odorat et la vue? C’est qu’ils sont dotés d’une mémoire d’éléphant, ces sens! Pensez-y bien. Vous passez devant un café. Tout à coup, l’odeur d’un chocolat chaud vient chatouiller vos narines. Vos préoccupations s’envolent un moment… le temps pour vous de saisir les images qui surgissent soudain dans votre esprit! Vos plus beaux souvenirs d’enfance sont imprégnés de l’arôme et de la saveur du chocolat chaud… Vous fermez les paupières et s’animent alors les personnages qui ont marqué cette période de votre vie : votre mère, votre père et Chopin, le monstrueux chat gris qui n’avait de miaulements que pour le parfum de votre chocolat chaud! Vous venez de réveiller votre « mémoire affective »… Mais n’allons pas trop loin! Je développerai cette notion de mémoire affective dans un autre article.
Texte et sous-texte
De toute évidence, le texte lui-même fournit le plus grand nombre d’indices. Toutefois, il faut savoir aussi lire entre les lignes – considérer ce qu’on appelle le sous-texte – et, à la manière d’un détective, procéder par déductions. Pour faire l’exercice, prenons pour exemple Judith, personnage principal de la pièce La Perle. Essayons de reconstituer son passé grâce au texte, notamment à la scène 1 de l’acte 3. Il n’est pas écrit de façon explicite que Judith a fait de hautes études commerciales, mais nous savons qu’elle a eu assez d’instruction pour acquérir une bijouterie et la gérer avec succès. Au fil du dialogue entre Judith et sa nièce Christine, nous apprenons que la bijoutière habitait une maison de ville avec ses parents pendant son enfance. Après le décès de sa mère, elle est allée vivre chez sa sœur (mère de Christine) à la campagne. Devenue adulte, elle est retournée en ville tenir une bijouterie. Nous pouvons ajouter plusieurs autres détails par déduction, d’autant plus que Judith évoque certains souvenirs avec nostalgie.
Grille analytique
En découpant la vie de Judith en quatre périodes et en considérant de quelles manières ses sens ont été stimulés à chaque période, nous pouvons lui forger un passé plausible. Nous incorporons aux endroits appropriés les informations fournies par le texte et le sous-texte et nous obtenons un portrait qui ressemble à celui de la grille ci-dessous. (Ce portrait n’est pas exhaustif. Il ne constitue pas non plus le portrait unique qu’on pourrait faire de Judith. Le but de l’exercice consiste à inventer un passé réaliste.)
Le passé de Judith (La Perle)
De 0 à 5 ans | De 0 à 12 ans | De 13 à 18 ans | de 19 à 35 ans | |
GOÛT | Lait, mets préparés par sa mère | Mets préparés par sa mère | Légumes du jardin, viande d’animaux élevés en plein air | Nourriture de restaurants, mets surgelés |
OUÏE | Voix de ses parents, rires de sa sœur, bruits de la maison | Bruit des classes, cris et rires d’enfants dans la cour d’école | Chants joyeux de la parenté, cris des animaux de la ferme | Bruits de la ville |
TOUCHER | Tendresse de ses parents, peluches | Idem, plus manuels scolaires, crayons | Tendresse de sa sœur, animaux et outils de la ferme, herbe, foin | Pierres et métaux précieux, billets de banque |
ODORAT | Parfum de sa mère, odeurs de la cour, de la ferme | Idem plus odeur des livres, de la craie | Herbe des champs, odeurs de l’étable | Pollution, billets de banque, essence des voitures |
VUE | Lieux familiers, jouets, albums illustrés, famille | Idem plus les jeux à la récréation, l’école | Champs, amas de foin dans l’étable, animaux | Bijoux, clients, hauts édifices, néons |
Ainsi étoffés, les souvenirs de Judith nous montrent comment les cinq sens de la bijoutière peuvent avoir été sollicités dans le passé. Lorsque Judith soupire après des jours plus heureux, la comédienne saura à quoi son personnage fait allusion. Celle-ci pourra jouer avec plus de vérité la scène mentionnée plus haut.
Il arrive cependant que le texte n’offre aucun renseignement et ne permet pas la déduction. Il faut alors inventer un passé de toutes pièces.
À votre tour!
Essayez de faire cet exercice avec le personnage d’une pièce de votre choix, ou même avec un personnage de film ou de conte (Cendrillon ou Superman, pourquoi pas?). Téléchargez ici une grille analytique vierge et remplissez-la en vous basant d’abord sur les indices du texte et du sous-texte, puis comblez les espaces vides en faisant jouer votre imagination.
Laissez donc vos sens réveiller votre mémoire affective… et amusez-vous avec votre personnage!
La création d’une biographie à partir des cinq sens est un exercice très avantageux. Ce faisant, les comédiens apprennent à « connaître » davantage leur rôle et à donner à leur interprétation plus de profondeur, tout en projetant une image plus réaliste de leur personnage.
Lorraine