La mémoire affective et la Méthode

Par Lorraine Hamilton

Les projecteurs baignent la scène de lumière. Comment y pleurer? rire? souffrir? aimer? appréhender? agoniser? La scène est un lieu où se côtoient les émotions les plus profondes, mais ce n’est pas toujours facile d’y être crédible!

Photo de Žygimantas Dukauskas sur Unsplash.com

Quelle est l’importance de vivre ou non une émotion sur scène? Le théâtre n’est-il pas que du théâtre après tout? Oui, évidement. Mais pas tout à fait. Réfléchissons au message (ou superobjectif) que nous désirons communiquer aux spectateurs. Comment se transmet-il? Généralement, il passe par le chemin des émotions. Appelons ce phénomène l’« effet d’identification » : le spectateur a, disons, un problème. Il observe de loin le héros qui se heurte au même problème que lui. Le héros trouve une solution et le spectateur, en s’identifiant à lui, peut s’approprier cette solution.

Vérité ou stéréotype?

L’émotion qui passe est comme un courant électrique : elle transporte avec elle beaucoup d’intensité. Mais tout comme le courant ne peut passer si un fil n’est pas branché, de même l’émotion ne passera pas s’il manque des « connections ».

Une vérité artistique est difficile à exprimer, mais elle ne lasse jamais. Elle devient plus agréable, pénètre plus profondément de jour en jour jusqu’à ce qu’elle domine l’être entier de l’artiste et son public. Un rôle qui est construit sur la vérité grandira, tandis que celui qui repose sur des stéréotypes se desséchera.  *

Pourtant il arrive, pour interpréter un rôle, que le comédien porte toute son attention sur l’émotion qu’il veut exprimer, comme la peur, la tristesse ou la joie. C’est une erreur. De nombreuses expériences de ce genre ont démontré qu’il est impossible d’exprimer une émotion en se concentrant sur l’émotion elle-même. La concentration doit plutôt se porter vers le sujet ou l’action qui provoque l’émotion.

Il est nécessaire de viser le plus possible l’interprétation juste et naturelle. Sinon, l’interprétation devient un jeu forcé. Le jeu forcé résulte de la recherche inadéquate du comédien qui, par exemple, se répète en lui-même : « Il faut que je reproduise la peur! ». Cette simple réflexion dresse une barrière infranchissable pour interpréter le sentiment désiré!

Serpents sournois…

Prenons l’exemple d’une scène où le personnage que vous jouez est prisonnier d’une grotte infestée de serpents. Les serpents risqueront de vous attaquer si vous ne trouvez pas un moyen de vous protéger. Votre sentiment dominant doit être la peur. De toute évidence, il vous sera tout à fait inutile de donner à votre visage l’« aspect » de la peur, ou encore de tenter d’imiter le sentiment lui-même pour arriver à bien le reproduire. Ce ne serait que superficiel.

Photo de Mostafa Meraji sur Unsplash.com

En fait, le point de départ ne doit pas être vous-même, mais plutôt l’objet qui devrait provoquer en vous la peur. Pour commencer, fermez les yeux et essayez d’imaginer les reptiles lovés tout près de vous… Les corps enchevêtrés glissent ici et là sur le rocher humide… Doucement, ils se déplacent, se redressent et vous cherchent du regard… Voyez-les qui s’avancent vers vous, leur langue fourchue s’agitant en va-et-vient nerveux et avides…

Le problème, c’est que les serpents ne courent pas les rues, dans votre ville. À vrai dire, vous n’avez vu ces bestioles qu’à la télé ou dans des livres. Comment allez-vous vous y prendre pour montrer que vous en avez peur?

La mémoire affective

On peut emprunter des vêtements, des perruques, du fard ou de la dentelle mais on ne peut pas emprunter des sentiments.

L’acteur ne construit pas son rôle avec la première chose qui lui tombe sous la main. Il choisit soigneusement parmi ses souvenirs, et trie parmi ses propres expériences les éléments les plus séduisants. Il tisse l’âme de son personnage de sentiments qui lui sont plus chers que ceux de sa vie ordinaire. Existe-il un terrain plus fertile pour l’inspiration? L’artiste choisit le meilleur de lui-même pour le porter sur la scène. Les formes peuvent varier, suivant les besoins de la pièce, mais les sentiments de l’artiste resteront vivants, irremplaçables. *

Faire un choix dans ses souvenirs? Trier ses expériences personnelles? Ah, mais voilà le secret des larmes bouleversantes de Juliette pour son Roméo! La comédienne avait certainement déjà vécu elle-même une peine d’amour! Et lorsqu’elle pleure, ce n’est certes pas en pensant à Roméo… mais plutôt à Roland ou à Gino!

Mais revenons à nos moutons… ou plutôt à nos serpents! Pour interpréter la scène de la peur, vous devrez chercher dans votre mémoire un épisode de votre vie où vous avez  vous-même vécu une peur semblable à celle des serpents. Ainsi, enfant, un violent orage vous a terrorisé au coeur de la nuit… Jeune adulte, dans un stationnement obscur, vous avez eu l’impression d’être suivi par un détraqué… Lorsque nous éveillons notre mémoire, il est surprenant d’y voir nos émotions ressortir presque intactes!

La Méthode

Mais qu’arrive-t-il lorsque le comédien ne parvient pas à éveiller sa propre mémoire affective? Il doit faire appel à la méthode du « si ».

Cette fameuse méthode du « si », mise de l’avant par Constantin Stanislavski, est beaucoup plus efficace que l’impitoyable « il faut que ». Lorsque l’interprétation demeure stérile pour lui, le levier du « si » pourra lui être d’un bon secours.

L’approche devient alors différente. Reprenons notre exemple. Vous butez toujours sur sur le pénible sentiment « forcé » de la peur. Au lieu d’essayer de reproduire cette émotion, abordez la question autrement en vous interrogeant :

SI des centaines de serpents se trouvaient dans cette pièce où je suis assis?
SI je devais me déplacer au milieu d’eux pour sortir de là?
SI cette porte-là était verrouillée de l’extérieur… et la fenêtre trop haute pour que j’y grimpe?

ALORS… Comment réagirais-je?

Il est étonnant de constater que le fait d’envisager la possibilité d’une situation nous dispose déjà à nous y préparer. Grâce au « si » nous pouvons concevoir une situation plus vivante plutôt que de nous acharner à provoquer un sentiment qui n’existe pas.

Sincère pour faire vrai

Que vous sollicitiez votre mémoire affective ou que vous appliquiez la Méthode, pensez toujours à jouer votre rôle avec vérité. Plus votre personnage parlera, jouera, marchera avec vérité, plus votre rôle s’enveloppera de sincérité. Le spectateur rencontrera l’émotion du personnage et votre message n’en sera que plus invitant pour lui.

Ce qui compte pour nous, c’est l’existence réelle de la vie intérieure d’un être humain dans un rôle, et la foi en cette réalité. *


* Les techniques décrites dans cet article s’inspirent des enseignements de Constantin Stanislavski dans son livre La formation de l’acteur  (Paris, Petite Bibliothèque Payot), d’où sont aussi tirées les citations.

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