Perspective, moment et distance

 

Par Hervé Moulin

Un problème auquel tout auteur de théâtre chrétien se trouve confronté, c’est celui de faire du neuf avec les Écritures, d’en renouveler la présentation au public pour faire naître chez lui un nouvel intérêt. On se rend tout particulièrement compte du problème en visitant les musées, et c’est aussi grâce à cette démarche que la solution apparaît.

Combien de fois ont été représentées les mêmes scènes de l’Écriture à travers l’histoire de la peinture ? Nous y sommes tellement habitués que nous les reconnaissons de loin, sans même en voir le détail, tellement la représentation est codifiée. Quelques exemples :

LA NATIVITÉ : Jésus au centre, l’étable est vaguement figurée derrière ou autour, Marie et Joseph encadrent l’enfant, des anges les accompagnent.

 

 

 

LA CÈNE : La table vue de face en long, le Christ au centre, les apôtres de chaque côté.

 

 

 

 

Comment pourrait-on mettre de l’originalité là-dedans, après autant de siècles et autant de tableaux ? La réponse nous est fournie par un peintre qui, à mon avis, est un génie de la mise en scène et un véritable homme de théâtre : Jacopo Tintoretto, dit Le Tintoret. Regardez sa Nativité et sa Cène :

 

 

« L’adoration des bergers » du Tintoret : Là, nous sommes vraiment dans la grange, une vraie grange avec une architecture, de la paille, l’âne et le bœuf au fond, et un plancher supérieur sur lequel est installée la Sainte famille, dans le quart supérieur droit du tableau ! Avez-vous déjà vu cette scène représentée ainsi ? Notez aussi, la vie, l’éclairage, le mouvement, les attitudes des personnages.

 

 « La Cène » du Tintoret : Nous voyons cette fois-ci  la table entièrement sous un autre angle ! Jésus est tout au bout, il y a des apôtres des deux côtés. Le décor prend une place prédominante. L’effet de perspective est saisissant, non seulement grâce à l’angle choisi, mais aussi au dallage en damiers et à la profondeur du bâtiment. Il y a une vie, un mouvement qui tranchent totalement de l’autre tableau.

 

On pourrait multiplier les exemples à travers l’œuvre de ce peintre, et d’autres.

 

Donc, la démonstration est faite : On peut faire du neuf avec ce que tout le monde croit connaître, à condition de changer la PERSPECTIVE, de regarder la scène sous un angle différent de celui sous lequel elle nous est présentée habituellement.

 

Transposons maintenant au théâtre : Noël, par exemple, peut nous être présenté à travers le regard de l’âne et du bœuf, comme l’a fait Sketch-Up dans « L’avis des animaux », à travers celui de Marie, de Joseph, ou même de l’étoile du Christ comme je l’ai fait dans « L’Étoile et toi »… A chaque fois, ce sont des perspectives qui renouvellent l’intérêt du spectacle.  Il faut alors se mettre soi-même à la place des personnages, trouver dans l’Écriture leur personnalité, leurs réactions, ou les imaginer de manière cohérente en fonction du contexte et de la leçon qu’on peut en tirer (« le super-objectif »). Il peut être très intéressant, par exemple,  de montrer le procès de Jésus à travers l’un des deux faux témoins, le thème pouvant être « l’importance de dire la vérité ». Qu’est-ce qui le pousse à agir ? Ment-il sciemment, et pourquoi ? Quelle va être sa réaction face à Jésus qu’il va accuser ? Et ensuite ? Ou bien n’a-t-il tout simplement pas compris ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu, comme tant d’autres, et le réalisera-t-il trop tard ?

 

Une autre manière de faire est de bien choisir son MOMENT dans l’histoire sainte. Là aussi, en lisant la Bible, vous avez certainement dû vous rendre compte que ce sont toujours les mêmes moments, les mêmes histoires que l’on illustre ou que l’on raconte ! Là encore, inspirons-nous du Tintoret. Voici une crucifixion classique :

 

La scène est figée, plus personne ne bouge. Le Christ est là, entre les deux larrons, on attend visiblement qu’il meure, Marie est désespérée, les soldats se partagent les vêtements de Jésus en les jouant tranquillement. Temps mort.

 

 

Et voici celle du Tintoret :

 

 

Il a tout simplement choisi un autre MOMENT, et cela, ça change tout ! Il a pris le moment où tout le monde s’affaire, où l’on creuse le trou pour la croix de droite, où l’on cloue le larron de droite et où l’on dresse la croix de celui de gauche. Cela  a aussi pour vertu de montrer toutes les souffrances successives par lesquelles le Christ est déjà passé, pour la rédemption de nos péchés , lui dont la croix se dresse, redoutable et magistrale, en plein centre du tableau. Regardez là aussi comme toute la perspective y mène, comme cette croix seule encore prend infiniment plus de relief que dans le tableau précédent où elle est déjà encadrée par les deux autres, comme l’effet produit est puissant (il faut aussi préciser qu’il s’agit d’un tableau de grande taille qui prend tout le mur du fond de la salle où il est installé, à la Scuola grande di San Rocco à Venise).

 

Transposons là aussi au théâtre. En choisissant avec soin là où vous allez commencer l’action et où vous allez l’arrêter, vous obtiendrez un effet différent. En choisissant des passages peu connus de l’Écriture, vous allez les faire redécouvrir au public et obtenir un effet neuf, faire passer des messages nettement moins rebattus. Je l’ai fait par exemple dans « L’Étoile et toi », où je montre des moments moins connus de l’histoire de Noël tels l’histoire d’Anne la prophétesse et le sacrifice pour la consécration de Jésus au Temple, la décision d’Hérode de tuer tous les enfants, le voyage des mages… Dans « Nulle autre femme et toutes les mères », également, j’ai montré le retour de Jésus à Nazareth (« Nul n’est prophète en son pays ») ce qui m’a permis de traiter du thème de la foi et du retour du Christ.

Il y a en revanche un piège dans lequel vous devez faire attention de ne pas tomber : C’est celui de la DISTANCE. Il ne faut surtout pas la confondre avec la perspective et le moment. Je m’explique à travers un exemple. J’ai lu un jour une pièce chrétienne dans laquelle les personnages étaient les valets des rois mages, discutant entre eux dans une hôtellerie loin de l’étable où leurs maîtres étaient en train d’adorer Jésus. Eh bien, c’était très ennuyeux ! L’auteur n’avait pas choisi de planter sa caméra au bon endroit et au bon moment, avec une perspective différente, il l’avait branchée trop tard et à plusieurs kilomètres de l’action ! D’où ce conseil que je vous donne :

Restez bien collé à l’action, même si vous la montrez d’une façon neuve, et choisissez un moment où il se passe quelque chose d’intéressant, même si ce n’est pas celui que tout le monde a choisi avant vous.

Voilà, en espérant que ces quelques conseils auront pu vous paraître utiles. Tous mes remerciements encore à Chantal et Lorraine pour m’avoir invité à vous en faire part. Mais peut-être aurez-vous des commentaires à faire, et voudrez-vous approfondir (ou contredire) certaines de mes assertions 

Bien fraternellement en Christ,

Hervé MOULIN

Voyez la suite des réflexions de l’auteur: Réalisme psychologique.

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